Chroniques de l’escalier : le Bulgare qui ne savait pas sourire

Carrière/Parcours professionnel, Recherche d'emploi

Cet automne, pour mettre un peu de lumière dans le climat d’incertitude actuel et pour adoucir les journées qui raccourcissent, Anaïs Nadeau-Cossette, conseillère à l’intégration des personnes immigrantes et formatrice en gestion de la diversité culturelle chez Option-travail vous présente les portraits de certains de ses clients coups de cœur.

La première fois que je l’ai vu, il était assis dans notre salle d’attente. Il avait l’air sévère, presque fâché. Il s’était présenté pour avoir de l’aide dans sa recherche d’emploi, mais il n’avait pas de rendez-vous. Mon client du matin ne s’étant pas présenté, je l’ai donc invité à me suivre dans mon bureau pour discuter quelques minutes.

C’est lorsqu’il s’est levé que j’ai pris connaissance du phénomène : immense, 6 pieds et quelques, bâti, l’air sérieux, des yeux sombres, une barbe noire et l’anneau à l’oreille, comme un pirate, mais sans le côté badin et léger de Johnny Depp dans Pirates des Caraïbes, vous voyez? Pourtant, presque 5 ans plus tard, je peux affirmer que Rosen est l’un des clients les plus gentils, humains, empathiques et généreux que j’ai eu la chance de rencontrer. Mais… nous y reviendrons.

Arrivé dans mon bureau, il m’a raconté son histoire. Formé comme ingénieur électrique, il avait beaucoup d’expérience et de belles compétences, décrochait parfois des entrevues, mais n’était jamais retenu pour les postes. Situation difficile et frustrante pour un expert de son calibre, meilleur troubleshooter de Bulgarie, spécialisé dans tout ce qui est installation électrique hydraulique. Jouer avec de l’électricité dans l’eau? Pas recommandé pour le commun des mortels. Pour Rosen, c’était un jeu d’enfant. Pas un deux de pique, comme on dit.

Mais qu’est-ce qui ne fonctionnait pas, dans ses démarches? La reconnaissance de ses compétences, la difficulté d’accès à l’Ordre des ingénieurs, le manque d’expérience au Québec, sa maitrise du français, son attitude très (trop?) sérieuse amalgamée à son apparence qui faisait presque peur? Toutes ces réponses, aucune de ces réponses? C’était un grand mystère.

Cependant, Rosen avait une hypothèse. Au cours d’un rendez-vous, il m’a fait part du fait qu’on lui demandait souvent, en entrevue, s’il était « arabe ». En plus d’être une question discriminatoire et mal informée, c’est aussi une supposition complètement erronée. Mais c’est cet indice qui nous mit la puce à l’oreille : peut-être que l’obstacle principal de Rosen résidait dans la perception des employeurs? Après tout, j’avais moi-même eu une drôle de première impression!

Nous nous sommes donc mis sur ce dossier, lui et moi. Avec une grande humilité et une transparence hors du commun, Rosen m’a demandé mes perceptions de lui. Je me souviendrai toujours de cette conversation :

Quand tu me vois, qu’est-ce que tu penses?

Je lui ai partagé mes impressions, il a relevé ses manches et nous nous sommes mis au boulot. Nous avons travaillé sa présentation, son savoir-être, son intonation, son faciès, son expression des émotions. Au Québec, on est généralement chaleureux et expressifs, et c’était un grand défi pour Rosen, de nature réservée. Il faut dire que dans son coin du monde, la culture valorise plutôt une certaine retenue et un sérieux dans les processus de sélection. Cela démontre fiabilité et professionnalisme. Pour cette raison, certains candidats peuvent paraitre froids ou désintéressés, voire hostiles ou sans personnalité. On a donc pratiqué une multitude de détails, dont le sourire. Le sourire en entrevue, le sourire les premiers jours de travail, le sourire au téléphone (hé oui, ça s’entend)!

Par ailleurs, un autre des défis de Rosen prenait la forme de la reconnaissance de sa formation et de ses expériences professionnelles. Démarches à l’Ordre des ingénieurs, cartes de compétence, examens, reconnaissance des acquis, tous les scénarios ont été explorés. C’est avec effort et acharnement, mais surtout grâce à sa curiosité et à son attitude méticuleuse pour explorer toutes les options que Rosen a finalement trouvé le bon filon. Alors, affaire réglée? Que nenni! Ce n’est pas tout de savoir comment faire, faut-il encore suivre les étapes… et être patient.

C’est ainsi qu’il a lui aussi, comme tant d’autres, dû reprendre son ascension depuis le bas des marches. La reconnaissance des compétences et l’adaptation culturelle sont deux processus très longs et parsemés de hauts et de bas. Comme jouer ta carrière sur une partie de serpents et échelles.

Il a donc commencé dans son domaine de façon plus technique, comme réparateur de machines à café (cafetière = systèmes électriques + eau, n’est-ce pas?). Puis, comme électricien pour les chantiers Davie — encore un peu plus à fond dans l’électricité mouillée! Il a par la suite gravi les échelons dans plusieurs entreprises, ayant toujours de meilleures conditions, ces dernières témoignant de la valeur accordée à son expertise par les employeurs, travaillant parallèlement à la reconnaissance de ses compétences par les organismes de réglementations. Et, il faut le dire, il était devenu un as des entrevues, sourire inclus!

Au fil des années, il m’appelait régulièrement pour me donner des nouvelles ou me poser des questions. Même notre adjointe à la réception d’Option-travail avait remarqué son sourire et son ton enjoué… au bout du fil. Les conversations avec Rosen étaient toujours très enrichissantes, des questions et des discussions pertinentes, ponctuées de dictons bulgares ou d’expressions en franglais inventées pour illustrer les situations racontées. Des histoires cocasses à rendre jaloux plusieurs humoristes, mais surtout un mélange bien dosé d’autodérision et de persévérance. Il a toujours été de ceux qui me répondaient « ce n’est pas grave, on va continuer à avancer », alors qu’il recevait une mauvaise nouvelle ou subissait un coup dur.

Ce qui m’a le plus impressionné de Rosen, dès ma première rencontre avec lui, c’est son intégrité, dans sa vie professionnelle comme personnelle. Grand passionné de karaté, il applique les principes de cette discipline à sa vie courante : courage, honnêteté, courtoisie, maitrise de soi. Dans notre travail ensemble, il n’a pas eu peur de recommencer presque à zéro et de se faire critiquer pour s’améliorer. C’est même lui qui l’a demandé! C’est un grand sacrifice. Sa femme et lui sont par ailleurs des modèles de résilience et de générosité. Aujourd’hui, ils essayent de redonner, d’aider les suivants qui emprunteront le même chemin qu’eux : ils me font parvenir des offres d’emploi à diffuser à mes clients, me donnent de l’information pertinente concernant l’accès aux professions réglementées vu de l’intérieur, me partagent leurs impressions et me donnent des trucs pour améliorer les services aux nouveaux arrivants. Ils sont généreux et bienveillants.

Et savez-vous ce qu’il fait, Rosen, aujourd’hui? Hé bien, il est « seulement » candidat à la profession d’ingénieur chez Hydro-Québec. Voyez-vous une meilleure combinaison « eau et électricité »? Moi pas.