Chroniques de l’escalier : l’histoire de Rabeh, mécanicien industriel

Recherche d'emploi, Témoignage

Dans ses « Chroniques de l’escalier », Anaïs Nadeau-Cossette nous raconte le parcours de personnes qu’elle a accompagnées en tant que conseillère à l’intégration des personnes immigrantes et formatrice en gestion de la diversité culturelle à Option-travail, un centre-conseil en emploi. Voici donc l’histoire de Rabeh.

Il est arrivé du Liban il y a trois ans exactement. Il avait fui une Syrie violentée quelques années auparavant, quand la guerre a éclaté. Je le sais avec autant de précision parce que la semaine passée, il m’a dit qu’il pouvait maintenant faire sa demande de citoyenneté et qu’il souhaitait la faire exactement le jour où il était arrivé, trois ans plus tôt. Pas le lendemain. Pas la semaine suivante. À la seconde même où il le pouvait, Rabeh voulait être Canadien.

Moi, je l’ai rencontré à peu près deux mois après son arrivée. C’était janvier, il faisait froid et noir à 16 h. Il venait à Option-travail parce qu’il commençait la francisation et qu’il voulait travailler en même temps, pour payer son petit appartement. Il ne parlait pas un mot de français, mais on se débrouillait en anglais et en simagrées, parce que mon arabe laisse un peu à désirer, vous comprenez.

On a passé quelques heures à faire son CV pour trouver une jobine, à grands coups de mimes, de confusion, de dessins, de rires et de photos de grues portuaires sur Google Images. Parce qu’avant que son pays se déchire, Rabeh était chef de l’équipe des électromécaniciens qui s’occupaient des grues et autres machineries géantes au port de Tartous, en Syrie. C’est un immense port d’exportation de pétrole et Rabeh y avait beaucoup de responsabilités. J’ai appris plein de mots dans ma langue maternelle cette journée-là : pont roulant, grue hydraulique, cabotage, tablier portuaire, alouette. C’est entre autres l’une des raisons qui font que j’aime mon travail : j’apprends tous les jours. Pour Rabeh, on allait par contre commencer l’apprentissage du français par un vocabulaire un peu plus simple : travail, salaire, autobus, paye, neige, froid, janvier.

On a donc fait son CV, on a pratiqué en français son message de boîte vocale 25 fois : « Bonjour, vous avez bien rejoint Rabeh. Je ne suis pas disponible pour le moment, merci de me laisser un message et je vous rappellerai dès que possible. Au revoir ». Je l’avais écrit en phonétique pour que ça fasse « plus naturel » quand il le lisait…

On a travaillé à comprendre les trajets d’autobus en regardant les cartes ensemble, puis il a commencé à passer des entrevues. Je le trouvais courageux de prendre l’autobus seul pour aller dans un coin inconnu de la ville et de se débrouiller pour faire l’entrevue dans une langue étrangère qu’il maîtrisait à peine. On a fini par trouver un emploi qui fonctionnait avec ses heures de classe de français. Dans une buanderie, le soir, la fin de semaine, à près d’une heure d’autobus de chez lui. Il faisait chaud, c’était difficile physiquement et plein de produits chimiques. Laissez-moi vous dire que ce n’était pas un travail pour les doux. Après quelques mois, il avait un peu plus de vocabulaire et a pu faire de l’entretien ménager. Puis travailler au Tim Hortons, puis faire son permis de conduire et faire de la livraison. Petit à petit, le français prenait place et les ambitions aussi.

En février dernier, il est revenu vers nous, car il se sentait prêt à chercher un emploi dans son domaine, la mécanique industrielle. On a exploré plein d’avenues, plein de pistes. Il a passé plusieurs entrevues, se préparant beaucoup, pratiquant les mots techniques le soir à la maison ou dans sa voiture entre deux livraisons, expliquant aux employeurs ce qu’il savait faire, parfois à l’aide d’images sur son cellulaire. On lui a souvent offert des emplois sous-qualifiés, des emplois d’entretien ménager ou d’immeuble – avec parfois un excellent salaire – mais il restait fixé sur son objectif. C’est parce qu’il est fiable, c’est un gars d’équipe, débrouillard et ça se voit quand on le rencontre. Avec la COVID-19, ça aura pris quelques mois de plus qu’espéré, mais Rabeh a finalement obtenu un emploi de mécanicien industriel. Une entreprise a accepté la semaine dernière de lui donner sa chance, malgré son français encore à travailler.

Au cours des trois dernières années, il a travaillé fort, acceptant d’avancer à un rythme plus lent qu’il ne l’aurait souhaité, étape par étape. Et c’est sans raconter en détail tous les autres pépins survenus dans sa vie au cours des trois dernières années, qui en auraient fait abandonner plus d’un : une séparation, un déménagement en Ontario croyant que ça serait plus facile en anglais, mais un retour au Québec – parce que c’est « son pays » qu’il dit –, un frère toujours coincé au Liban pour qui il fait des démarches, une inscription à l’école compliquée avec des certificats et des diplômes en arabe et faits à la main, une sœur monoparentale avec trois enfants dont il s’occupe tous les jours pour donner un coup de main, un accident d’auto, une maladie, etc. Il me dit souvent qu’il est un jeune vieux. Jeune d’âge, mais vieux de vécu.

J’ai toujours aimé travailler avec Rabeh. On a travaillé fort, on a ri fort aussi. De la vie, des Syriens, des Québécois. Il adore le Québec et a vraiment un côté très québécois dans sa façon de voir la vie. Je lui dis à la blague que c’est le plus syrien des Québécois. Pour me faire rire, il me répond « Je sais, là, là ».

J’ai ri, mais j’ai aussi beaucoup appris avec lui, sur la persévérance entre autres. Ça aura été un chemin de Petit Poucet. À récolter les cailloux un à un jusqu’à retrouver son chemin. Bonne route!

La prochaine fois, je vous raconterai l’histoire du Bulgare qui ne savait pas sourire.

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